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M CUM M

(SÉRIE M ACTION)




«Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière...»




Je viens de temps en temps m'immerger dans l’atelier de Philippe de Croix. Cette fois, le sujet de l'expérience est visible, il est clair, c'est une icône populaire - et donc pop ? - un motif quasi mélodique, un mélisme, un méli-mélo de Mickey au pluriel, mais est-ce bien le sujet? Mickey ou plutôt sa forme, son idée, son eidos, son propre, sa systématicité éprouvée à la logique d'un dispositif improbable : une vraie machine de Raymond Roussel, «comment se sont écrits certains de mes Mickey». Mais que figurent-ils, ces Mickey-ci, ici? Sont-ils là pour eux-mêmes, en eux-mêmes, ou prétextes à photons?


Des objets exposés, noirs et chromatiques, à la lumière où frissonne, comme enfermée entre des peaux, le dépôt d'une pensée folle impliquant «le temps qui joue au tric trac avec lui-même». Curieux flashs tandis que je le regarde travailler : conséquences logiques du dispositif fait de bric et de broc, bricolage de l'esprit, qu'il intitule, lui, "expérience".


Philippe construit des installations complexes et sommaires, aptes à piéger les particules d'intelligibilité que l'esprit prétend avoir conquis, des objets qui perdent leur statut premier pour en trouver un autre.


Des objets d'expérience, puisque l'expérience n'est pas seulement une matière, mais un flux continu de liaisons émotives et cognitives qui viennent de ce que l'intelligence introduit d'elle-même dans la saisie des données. Peindre ou photographier, c'est mettre en représentation une image difficile du temps. Mais qu'y cherche-t-on, dans l'atelier, en quoi la quête est-elle un objet d'expérience? Car il va de soi qu'expérimenter cela ne consiste pas seulement à éprouver quelque chose, s'il est vrai que l'expérience est «l'ensemble de modifications avantageuses qu'apporte l'exercice de nos facultés» et que le rôle des artistes et des poètes est d'être de connivence avec «le nuage de l'inconnaissance». Si l'ombre de l'intentionnalité ne peut être mise en lumière, il ne reste plus qu'à obéir aux idées, ces fragments détachés des nuées de l'esprit. C'est ainsi que Mickey arrive dans l'atelier : ébahi, sur ses gardes ou allant, comme le premier thème d'une sonate endommagée.


Attendu qu'il faut se choisir plutôt acteur que victime de la ruse dont usent l'être, l'espèce, le cosmos, la volonté-mère pour proposer de nouvelles perspectives au système ouvert imbécile dans lequel chacun de nous se trouve enfermé.

Attendu que, malgré lui, l'artiste participe des mécanismes de survie de l'espèce en néguentropeur, en praticien intuitif d'allers - retours incessants ordre/désordre/ordre, fluide/compact/fluide où, entre mouvement et lumière, le courant est alternatif.


Dans l'atelier, le temps cède le pas au t muet du présent. Une énergie stable s'y auto-alimente, c'est pourquoi l'artiste, contrairement à ses témoins, n'est ni heureux ni malheureux : il est occupé. Le temps, dilaté, le presse.


Dans l'esprit d'un épistémologue, un expérimentaliste œuvre sur une matière première de liaisons. Et, quelles que soient les natures de liaisons, qu'importe ce qu'il y a à désigner, à designer : l'artiste expérimentaliste opère dans le dispositif de simulation de l'intelligence du photon. Comment mimer l'intelligence des choses? Mimer, et non contrefaire, malgré les dadacadémismes car l'atelier du peintre comme tel est un trope, une figure du logos. Il est à la fois concept, lieu, et mythe; un espace où s'accumule du temps vécu sur le mode présent en strates successives. Un mille-feuille de mille présents où, jour après jour, son locataire réinvente le présent d'une séance.


L'évidence sue d'avance ne vaut pas présence, tout juste quotidienneté. «Tant va la croyance à la vie qu'à la fin elle se perd». Elle est, en vérité, le lieu par excellence où l'entropie exerce son incessante, sa minime usure. L'artiste agit comme le sorcier, comme celui qui s'oppose à sa douceâtre, confortable emprise. L'usure de l'évidence. La fascination que l'ordre du plastique continue d'exercer se fonde sur la nécessité d'entrelacer l'immédiat (la chaise perçue en tant que chaise avant toute médiation, la "chose") au médiat (son ombre, son reflet, son pointage culturel) dans une même capture. Et ce, contrairement à la musique où le vertical (harmonie) ne se rabat jamais sur l'horizontal (mélodie). Contrepoint : calques de mélodies. Calques de Mickey sur polyester, fondus enchaînés sur la lumière.


Vous vendrais-je la mèche, la queue de Mickey? Avant même de l'avoir tué? Crypto-surréalistes, taupes de Vatican IV, vidangeurs de bénitiers. On ne publie plus que des latents, plus de manifestes, tant pis pour les sens.


Ici-bas, ici-haut, dans l'atelier, des Mickey passent. Ou des paniers d'osiers, des raies, des nappes, des bassines : épiphanie du visible chez Chardin au plus fin de la perception ordinaire, comme une note tenue. Sous la peau rose nacrée de la raie, sa chair translucide. Sous sa chair, les chaînes de molécules qui la constituent. Puis la réalité s'évanouit en particules insituables.


Dans l'atelier, aujourd'hui, l'artiste, sans s'en rendre compte, rend compte de la dématérialisation du réel. Son épiphanie est une sequenza. Empreinte d'un instrument sur le matériau musical. Composition faite à l'écoute de l'instrument : en le faisant sonner dans l'étendue de sa matérialité. Sans le soumettre à une forme (sonate, impromptu, variation). Mais cela produit pourtant des formes. Les formes nouvelles des choses à venir? Elles étaient déjà là. Aussi essentielles à l'espèce que l'absence de sternum chez la baleine. Comment pourrait-elle, sinon, plonger ci-bas-ci-haut dans les profondeurs musicales de son océan-atelier?



Jacques Bollot

Philippe de Croix


2 février 2003



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