Le titre de cette exposition au Poulailler est un peu comme une bannière sous les couleurs de laquelle je me battrai. Contre qui, contre quoi, les mouches, le système, le vide, le public, moi-même ? Rien de tout cela mais seulement une façon d’exprimer mon combat sous une phrase paradoxale qui va donner sa teinte, sa dominante, sa direction à l’exposition.
Ce quasi-cliché, cette revendication d’être peintre et de plus français, exprime tout à la fois mon tribut à l’art américain et ma révolte contre un état de fait : la domination anglo-saxonne du marché culturel et la quasi inexistence officielle des artistes français sur la scène internationale (cf. rapport du sociologue Alain Quemin, rendu en juin 2001 à la demande de l’Etat, éditions Jacqueline Chambord). La situation étant ce qu'elle est, je revendique ma qualité de peintre français en langue anglaise, en désespoir de cause et en toute contradiction et ironie.
J’existe, cependant, ici en France, à titre de french painter. Avec la [di :’croy] touch , une hybridation de la french touch et de la façon de faire américaine. Mon américanité est, bien sur, dans les gênes, maternels. Elle est aussi dans la latéralité ou transversalité que permettent les technologies actuelles mais dont les américains furent, dans les années pop, les pionniers (cette manière de poursuivre les mêmes obsessions picturales à travers des média différents : peinture, installation, design, vidéo, photographie, sérigraphie, audio, art numérique ).
Ce qui m’a fasciné quand j’ai vu, adolescent, au musée d’art moderne , Newman, Rothko, Kline, c’était la nouveauté absolue de ces expositions américaines par rapport à la peinture de chevalet de l’école de Paris. C’était grand et c’était là. C’était ça et ça crevait les yeux : une présence et une rigueur dans la monumentalité et la systématicité. Une idée, un geste qui suffisait à remplir d’immenses toiles ! Cathedra de Newman est resté pour moi une oeuvre emblème, avec cette vibration bleu nuit sur bleu outremer, barrée d’une unique verticale, ainsi que Number Five de Johns, cette façon virtuose de poser le chiffre sur son entour, mieux et autre que le vieux rapport figure/fond.
Aujourd’hui le mythe américain me hante toujours, mais moins son expression actuelle. Je peins à l’américaine . Sur l’acquis de ma révélation adolescente : comment créer un territoire et comment l’occuper. Changer l’échelle de la contemplation, composer autrement, avec un seul élément de l’alphabet pictural. Le problème de la composition est réglé d’un coup d’un seul : le format grand, voire géant, est occupé de façon all over par un geste démultiplié, un parti pris qui contient sa logique et ses accidents. D’abord un vocabulaire quasi monosyllabique puis une combinatoire. Des prémisses simples qui aboutissent à une œuvre complexe.
Et l’exposition, dans tout cela et derrière ce titre omniprésent? Parlons-en. Je ne suis sans doute pas l’exposant idéal, celui qu’il faut mettre en face du spectateur idéal. Je ne sais si ces idéalités là ont sens ou ont cours...Mais faire en sorte qu’on se promène dans une œuvre comme dans le monde, dans le monde comme dans une œuvre : brouiller le vécu et le vu, surimprimer le vu à l’entendu, c’est ce à quoi servent les dispositifs expérimentaux ici présentés.
La rupture de la représentation n’empêche pas l’exploration du voir. Elle n’aboutit pas forcément à l’abstrait mais, tout aussi bien, au concret d’un phénomène visuel. Ainsi LE BLOC 1 : ça n’est pas une abstraction, ça ne représente pas non plus une portion préexistante du monde, c’est à soi-même son propre motif, une espèce d’univers laiteux et lumineux, pénétrable comme une proposition où se déploient certains avatars optiques de lumière-matière-ombre comme suspendus dans, sur, sous et entre le support. Cette hyper-présence de la matière (du non-tissé, le support habituel de mes peintures acryliques, mais ici à l’état vierge) obtenue par son redoublement ( deux peaux espacées de dix centimètres ) jointe à la dématérialisation de ce qui y est inscrit par sérigraphie ( la phrase, répétée à intervalles réguliers, « Philippe de Croix, french painter. » qui flotte , incolore, insituée, dans cette matière ) crée l’œuvre où il est loisible de se promener, dedans comme dehors, dans le péristyle ou dans le bloc lui-même. Dans ou sous l’opacité, la transparence. Une bande sonore (le poème « Les jours intenses») est diffusée à l’intérieur du parallélépipède, tantôt audible, tantôt zappée et/ou nappée d’une autre couche sonore, en harmonie avec les séquences et climats lumineux qui animent ce BLOC.
Ce BLOC est filmé et projeté en temps réel dans le bloc lui-même où chaque promeneur voit sur les parois de voiles sa propre image et celle des autres personnes présentes, floues et colorées. Ces vidéos sont aussi diffusées dans la cave, non sans avoir subi le filtre déformant d'un réflecteur chromé. Ainsi ce documentaire apporte deux couches ou plans picturaux de plus : la distorsion mais aussi les corps et leurs ombres venant modifier l’ordonnance du bloc. Ce dispositif et son résultat, quel qu’il soit, probablement fragmentaire et chaotique, a un nom : BRIBES DE POULAILLER. Comme les mauvais romanciers, j’aime partir d’un titre qui contient, annonce et borde l’œuvre expérimentale à venir.
Dans le champ de blé situé juste derrière le poulailler, sept épouvantails sont posés, grands rectangles réfléchissant l’entour. Le nu masculin, genre classique s’il en est, sérigraphié en noir et en bitmap (procédé volontairement grossier pour que l'image du corps reste visible), doit lutter contre les frémissantes distorsions des bâtiments, des blés, du ciel qui envahissent l’image et en perturbent la lecture. Dans ces POST-IT est mis en jeu le principe du lisible-illisible : suivant la position de l’œil, le nu tantôt disparaît presque complètement, noyé par l’excès d’informations visuelles, tantôt s’affirme et triomphe de son environnement chaotique. Un autre phénomène a lieu dans ces distorsions dont j’avais pris conscience en 1973 lors d’une première série de photographies distordues prises dans une ferme du Soissonnais, ACID COUNTRY (le réflecteur était alors une bonbonne au tain imparfait) : ce que j’appellerai l’étagement des plans picturaux dans la profondeur tactile du chrome.
De retour dans la cour, quatre canons à corbeaux, disposés en croix, attendent une oreille. CANONS A MOTS, ils diffusent en boucle, oreille ou non, de murmurante façon, quatre textes poétiques (PORTRAIT D’UN ARTISTE EN CURE / PRIORITÉ PEINTURE/ LE FAIT DU PEINTRE / DÉLIRE HARD PH). La poésie n’est -elle pas intime par essence et ne faut-il pas se pencher pour en recueillir des bribes de sens, des éclats d’images?
Enfin, et pour clore ce parcours et ce texte, vous attendent sous le hangar une collation et trois grands diptyques verticaux de la série PAINTED DRAWINGS . AB AFTER AB, c'est non seulement le titre quasi générique de toutes mes peintures depuis 1999 (comment peindre abstrait aujourd’hui après l’abstraction) mais aussi de cette installation particulière dans ce hangar agricole, avec une espèce de rigueur muséale en décalage complet avec le lieu. Le même non-tissé, employé nu dans LE BLOC, est ici saturé d’acrylique. Deux peaux sont marouflées sur un support aluminium composite. La peau du dessus occulte en partie celle du dessous, non sans un effet retour de celle-ci pour aboutir à une beauté plus complexe, plus flottante, plus insituée, ce que j’appelle une micro-profondeur. Dans ces dessins peints se mêlent acrylique et crayon conté, sans qu’il soit possible de déterminer sur quel plan pictural ils se déploient et se mêlent.
Il ne vous restera plus qu’à prendre le chemin du retour et à croiser, au sortir du Poulailler et avant la nationale, cinq étendards accrochés à des poteaux téléphoniques, blason ou BLAZE, croix d’azur sur fond d’argent, CRUCE SALUS, signalétique dérisoire (d’une famille dont je suis le provisoire aboutissement) sur fond de soleil couchant, ouf, c’est fini.
Philippe de Croix
5 mai 2003
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