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STILL ALIVE

(EXPOSITION  CENTRE POMPIDOU 1983)




D'abord, fermer la pièce à la lumière du jour. Baisser les rideaux. Zip. Allumer la chaine. Plic. Brancher les spots. Cloc.


Et puis je suis dans le noir - seul. Avec ces îlots de lumière, là-bas, posés rouge/vert/bleu sur la table.


La musique vient : "last riders" - instrumental. Les coulées des guitares électriques se déversent, lisses - lisses dans mes veines.


L'hésitation, la fatigue partent.


Sur la table, sur le mur, bâtir un décor pour accrocher la lumière, mettre en situation un animal, une chose. Papier kraft, alphabet de bois, ficelles, plastique ondulé, papier mousseline, gibet, copeaux de fer, ceci, cela...


Bric-à-brac des objets choisis. Ils jonchent le parquet de la pièce, ils s'entassent sur les étagères. Les sortir un à un, les proposer à la lumière, voir.


Salle de jeu. J'y suis. Debout, au cœur de l'image. Mais le néant est là - désormais. Ai-je encore l'âge des rêves forts? Ai-je encore le temps?


Salle de jeu. Avant, elle s'ouvrait aux nuées. Sur le parquet des toupies glissaient, des châteaux attendaient, des chevaux de crin basculaient. Après une terrasse de zinc, le plateau agricole à perte de vue, dehors, chaleur ou froid, clarté. Dans la houle des blés, sur le miroir des plages - vous souvenez-vous? - on courait, on vivait, on respirait, sans fin, dans l'innocence de la mort.


Salle de jeu. Maintenant, je sais. Le goût du jour, le poids de la mort. Les crampes, les malaises, les fièvres irradient ce corps et la vitalité qui rebondit, pourtant. Pulsions de mort, pulsions de vie : balançoire - jusqu'au jour où cela va trop vite, vertige giratoire, le poids du mort entraîne le vif. On se rétracte, on se rétracte jusqu'à ce trou, ce point d'intolérable pression où la matière d'une vie se retourne soudain comme peau de lapin - sur quoi - on ne sait pas.


Salle de jeu. Hier comme aujourd'hui, il faut vivre . Chasser la peur. Donner vie. Donner de l'être à des riens. En jetant ces têtes, ces corps dans la lumière. Colorier la mort. Monsieur Caran d'Ache rencontre un lapin, un poulet ,une sardine. Va-t-il fuir? Non, il les barbouille. Puis il plie ces couleurs à une géométrie. Pour que s'instaure une paix, une évidence où ces carcasses, ces têtes, ces objets choisis pour leur charge de mort atteignent une vie : la vôtre, la mienne, celle qu'on leur donne et qu'ils nous rendent. Sauvés de la casserole, de la poubelle, du grenier, je les plonge dans mes teintures et vous les montre, nus, cloués à leur mort, badigeonnés de couleurs.


Salle de jeu. Voici mes jouets:

- sur une mer de papier, un banc de sardines affronte l'orage.

- trois bouquets de mariée forment triangle et dans ce triangle, une tête de champignon ricane.

- un lapin écorché, pendu à son gibet - son corps éventré répand des couleurs.

- Silver Surfer : sur une écume de fer, il voyage ; rien ne le sépare du ciel étoilé.

- une tête de faune sur un mur de simili-lierre vous jette un regard rouge.

- devil fish : sur une terrasse noire le diable, immobile, contemple l'espace.

- un foetus de requin se tord dans sa bouteille. Formol. Vertical, il rejoint les zig- zags de l'eau.

- au bout d'une pique, une tête de femme : son regard bleu traverse la nuit.

- trois ficelles suffisent : le poulet pend et derrière, c'est le vide sidéral.

- deux gants rose medium, une équerre, une lampe stylo pointent leurs doigts vers un buste de femme.

- un agneau décapité sous le miroir d'un ciel : ses yeux voient.

- un bouquet de stellaires : leur ombre mouchette de roux et de bleu un mur d'encre noire.

- une tête de porc sous un grillage vert ; au dessus passe un nuage.


Livre d'images trempé d’orage.

Still life                               nature morte.

Still alive                             encore vivant.


Vivre,

ils veulent vivre.


Sous les lunes, sous les spots, ils reprennent des couleurs, ils regardent.


Sentez-vous comme moi : dans la salle de jeu le ciel, le cosmos forcent les fenêtres occultées ; objets d'horreur, lacs de couleurs ; la vie roule, rebondit entre les murs clos. D'eux à moi, de moi à eux la vie passe. Elle ricoche. Mes mains, mes yeux la suivent. Salle de jeu, pâte à modeler. La mort pimpante accourt, drôlement attifée et ses yeux accrochent mes yeux. Houle calme des séances, je n'ai plus peur. Une curieuse plénitude m'envahit et, pour un instant, un peu de paix descend sur ma vie – il neige un reflet d'unité oubliée.


Rideau baronne, aurait dit Gilles.



Philippe de Croix


2 octobre 1983

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