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TESTA


Dans l’ensemble de mon œuvre picturale – recherche, disons, assez expérimentale de mises en œuvre générant d’elles-mêmes le tableau comme suite logique et accident, ni image ni information (sinon de la matière par une procédure dont il advient et à laquelle il échappe) mais déploiement all over d’une intention – j’ai décidé, cependant, de réintroduire l’image par le biais semi-industriel de la sérigraphie et, ainsi, de réexplorer la tension figure-fond qu’élude l’œuvre peinte qui est à elle-même son propre, son unique sujet.


Et de redoubler cette délégation mécaniste (je ne peins plus, d’autres sérigraphient en mes lieu et place) par le détournement d’images ou d’objets préexistants dont seul le choix m’incombe et le parti-pris de base : toutes ces images tourneront  métaphoriquement autour du corps humain.


Ainsi ma première sérigraphie, FIGURE, macrophotographie d’un foret métal double action, tirée d’un catalogue d’outillage, emblématique, selon moi, de la station debout.


Pour ma seconde sérigraphie, TESTA, j’étais à la recherche de quelque chose, objet existant ou image toute faite, qui tiendrait lieu de tête, ni trop littérale ni trop informe, lisible d’un coup comme tache et visage, quelque chose d’abstrait et de concret à la fois.


Je me suis alors souvenu que j’avais quelque part – mais où ? – l’objet correspondant à TESTA : une tête de champignon que m’avait donnée, autrefois, une vieille amie. Cette tête avait été ramassée au hasard d’une promenade, sur un chemin orange de sa propriété aixoise par un de ses amis qui, en quelques coups de canif, avait hâtivement creusé deux cavités pour les yeux, une vague ligne pour la bouche. TESTA est né ce jour-là, par le geste et le don d’un sculpteur espagnol à son hôtesse irlandaise.


L’objet a dormi pendant vingt ans, jusqu’à ce que je l’exhume d’une malle où je le retrouvais, intact, à côté d’un Devil Fish. Il avait survécu à de nombreux déménagements, à l’oubli, à la contamination du poisson mal momifié.


Ce champignon sans pied, ce champignon qui n’était qu’une tête (fixé, de son vivant, par une radicelle sur une souche et la parasitant) était TESTA : amas poreux parcouru de ridules, scarifié de plaques, épiderme et contour accidentés d’où surgissait, indubitablement et non sans quelque magie, une présence qui était et n’était pas une tête.


Il ne restait plus, par une suite de parti-pris et de manipulations technologiques, qu’à transmuer ce volume-matière (l’objet donné) en surface-couleur (l’œuvre d’art), qu’à informer un bloc translucide multipli, par strates successives d’encres sérigraphiques, jusqu’à l’obtention non plus d’une tête de champignon mais de TESTA, icône auréolée de sa propre couleur-lumière, débordant sa forme, flottant, avec évidence et ambiguïté, dans et sur son parallélépipède de verre synthétique.


10 plaques de tempérélite empilées les unes sur les autres jusqu’à former un bloc épais de 30 mm incliné à 13° sur son présentoir d’aluminium microbillé. L’ensemble mesure 40 cm de hauteur sur 32 cm de largeur et pèse 6 kg 800 gr.


Sur 5 des 10 plaques est sérigraphiée, recto verso, une tête de champignon que sépare de son double inversé l’épaisseur du verre. Ainsi chaque plaque, présentée à la lumière, voit flotter sa tête dans un espace insitué, en léger bas-relief, le plan pictural se détachant du plan support.


Ces plaques intermédiaires ont une autre raison d’être : celle de séparer plus nettement les têtes empilées par un vide matériel de 3 mm. Ainsi s’accentue l’effet de feuilletage des contours où se laissent deviner, ciselées dans la masse, les 4 têtes occultées par celle placée sur le dessus de la pile. Cette première tête, seule visible, est rendue opaque par le fait de l’empilage et le gris du support aluminium qui arrête la lumière.


Frontalement :une tête et une seule, cachant les autres, opaque, pourrie de bleue. Et, dés que l’on bouge un peu, tête bordée de têtes, collection secrète que dénoncent les contours démultipliés comme échos dans l’épaisseur translucide. Tête posée mate sur un vide solide : ce bloc, miroir imparfait reflétant vaguement l’entour.


TESTA : objet à poser, comme il existe des lampes à poser, sur un dessus de cheminée, une console, une commode, n’importe quel plan horizontal en fait, piège à lumière offrant de multiples aspects, menus troubles perceptifs suivant l’angle d’incidence de l’œil à l’objet. Ainsi : les raies alternées vertes,claires ou foncées, des tranches ;les reflets erratiques des lettres, ombres décalées, fantômes pas nets, volatils ;la barre de lumière verte se glissant sous le bloc et l’allégeant ;l’aura plus claire cernant la tête par pénétration latérale du jour ou de la lumière artificielle. Ces phénomènes optiques apparaissent, s’imposent ou s’estompent, suivant que votre attention se focalise sur ceci ou cela : ils font vivre l’objet, présence en bloc ou perception fine.


Redondance voulue de TESTA sur tête, du lettrage sur le visuel. On voit bien que c’est une tête, pourquoi la nommer, en italien qui plus est ? Je pensais à Malatesta, ce chef guerrier vénitien, ce Condottiere. « Ceci n’est pas une pipe » (Magritte). « Ceci n’est pas une tête » (Croix).


Forme perdant sa lisibilité et son statut d’image par le simple jeu de l’accumulation (5 têtes par bloc donnent un TESTA), forme soumise aux aléas chromatiques des fractions (les 25 combinaisons possibles de recto positif sur verso négatif) que décline le tableau ci-dessous :


5 BLOCS               PLAQUES   1, 2, 3, 4, 5                      

TESTA BLEU          bleu/bleu      noir/bleu       gris/bleu       argent/bleu    or/bleu

TESTA NOIR          bleu/noir       noir/noir        gris/noir        argent/noir     or/noir

TESTA GRIS          bleu/gris         noir/gris        gris/gris        argent/noir      or/gris

TESTA ARGENT    bleu/argent   noir/argent    gris/argent  argent/argent  or/argent

TESTA OR              bleu/or           noir/or           gris/or          argent/or         or/or

TESTA BLEU étant la ligne combinatoire où tous les versos négatifs sont bleus, TESTA NOIR celle où tous les versos négatifs sont noirs, etc. Il est à noter que chaque bloc contient son monochrome (bleu/bleu, noir/noir, gris/gris, argent/argent, or/or).


Ni Pop ni Op, TESTA, née de l’appropriation d’un objet-tête existant par sa duplication sérigraphique, n’est rien d’autre que ce dont elle procède : lente saturation/dénaturation d’une image par la couleur – et que ce qu’elle donne à voir : non-image posée sur un non-fond, densité sourde, pure visibilité flottant sur un miroitement.


Deux feuilles transparentes – mode d’emploi et entretien – sont fixées sur le bloc au moyen des 2 goujons, films polyester ultra brillant où la typographie, double et de ce fait illisible, sérigraphiée dans la couleur de la ligne choisie, viendra se surimpressionner à TESTA, offrant une première vision, éphémère et lettriste, de la chose.


Philippe de Croix


19 janvier 1996

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